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guerre 14-18

  • Un autre monde

    stefan hertmans,guerre et térébenthine,littérature néerlandaise,belgique,famille,grand-père,guerre 14-18,peinture,gand,travail,société,culture« C’est sa vie qu’il me demandait de décrire en me confiant ces cahiers. Une vie se déroulant sur près d’un siècle et commençant dans un autre monde. Un monde de villages, de chemins à travers champs, de voitures à cheval, de lampes à gaz, de bassines à linge, d’images pieuses, de vieux placards, une époque où les femmes étaient âgées à quarante ans, une époque de prêtres tout-puissants sentant le cigare et les sous-vêtements sales, de jeunes bourgeoises rebelles placées dans des couvents, une époque de grands séminaires, de décrets épiscopaux et impériaux, une époque qui commença sa longue agonie en 1914, quand Gavrilo Princip, petit Serbe douteux, tira sans même bien viser un coup de feu qui pulvérisa la belle illusion de la vieille Europe, provoquant la catastrophe qui allait le toucher lui, mon petit grand-père aux yeux bleus, et dominer définitivement sa vie. »

    Stefan Hertmans, Guerre et Térébenthine

    Photo : le soldat Urbain Martien (une des photos intégrées dans le récit de Stefan Hertmans)

  • Pour son grand-père

    Stefan Hertmans est un écrivain belge néerlandophone traduit en français depuis une vingtaine d’années. Bien au-delà d’un flirt, la lecture de Guerre et Térébenthine (2013, traduit par Isabelle Rosselin, 2015) m’a convaincue de ne pas en rester là avec cet écrivain. La belle photo d’une main tenant un pinceau sur la couverture du livre, primé en Flandre et aux Pays-Bas, en donne bien les couleurs, entre chaos et création.

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    Ce roman s’ouvre sur un souvenir d’Ostende : le narrateur – l’auteur lui-même –  revoit son grand-père de soixante-six ans sur la plage, dans son costume bleu nuit, creusant dans le sable et toussant, avant de s’y asseoir avec sa femme. Ne portant ni chaussures ni chaussettes, mais bien le borsalino et la lavallière noirs habituels.

    Un autre souvenir, c’est l’image de son grand-père pleurant discrètement à la petite table où il écrivait et peignait. Invalide de guerre à quarante-cinq ans, il avait appris à peindre pour son plaisir et était devenu « un copiste virtuose ». Son propre père, Franciscus, était « peintre d’église », il l’accompagnait souvent pour lui passer ce dont il avait besoin en peignant ou en restaurant des fresques dans des bâtiments religieux – pour son grand-père, « le paradis de sa jeunesse ».

    Peu avant le centenaire de la première guerre mondiale, Stefan Hertmans décide d’ouvrir les deux cahiers de son grand-père qu’il  conserve depuis trente ans. Celui-ci, homme d’une profonde joie de vivre et « survivant coriace, quoique sensible et sentimental », s’était mis à écrire à partir de mai 1963, à plus de septante ans, sur son enfance et sur la guerre ; six cents pages en tout : la vie gantoise d’autrefois et le passé familial surtout. Gand est la ville de l’écrivain, qui se souvient d’avoir accompagné son grand-père au musée et d’y avoir vu « Enfants jouant sur la glace » d’Emile Claus, peint en 1891, l’année même où son grand-père était né. (Il est mort en 1981.)

    Franciscus et Céline, issue d’une bonne famille qui ne voyait pas ce mariage d’un bon œil, ont mené une vie difficile. L’aîné de leurs cinq enfants, Urbain Martien (le grand-père de S. H.), commence à travailler dans une fonderie à quatorze ans, échappe au pire lors d’un accident. Comme son père, il adore la peinture et prend des cours de dessin, s’achète un bloc de papier et s’entraîne. Au retour de Liverpool où il a été engagé pour un an, son père Franciscus, vieilli, asthmatique, sanglote quand sa mère lui montre les dessins de son fils. Ils partagent la même passion pour la peinture.

    La structure de Guerre et Térébenthine n’est pas strictement chronologique. Comme Nabokov dépliant son tapis magique, Stefan Hertmans construit son récit au fil de ses propres repères, souvenirs, découvertes – « Aujourd’hui, j’aimerais entendre de nouveau leurs histoires en prêtant attention aux moindres détails, car, à l’époque, je voyais sans voir et j’entendais sans entendre (…) ». Parfois, il y intègre des passages des cahiers de son grand-père.

    La deuxième partie, « 1914-1918 », rapporte le saisissant vécu quotidien d’un caporal flamand de 23 ans monté sur le train menant à Termonde en août 1914. Les marches des soldats vers le front, parfois obligés de revenir sur leurs pas, les ordres incompréhensibles, les cris, les hurlements, les attaques… Des scènes de cauchemar. La grande guerre vécue à ras du sol, dans l’épuisement. La bataille de l’Yser. Les blessés, les morts, les cadavres.

    Les officiers francophones ne cherchent pas à prononcer son nom correctement, bien qu’il signale chaque fois que « Martien » se prononce comme « Martine ». Certains reconnaissent son courage, son intelligence, et lui promettent de l’avancement. Plusieurs fois, il est grièvement blessé, soigné à l’écart, renvoyé au front. Il fait l’expérience terrible de la monotonie, de l’immobilisme, du fatalisme. Avec les vertus du soldat à l’ancienne, il témoigne d’« une espèce humaine d’un autre âge qui fut littéralement déchiquetée. »

    Comment cet homme brisé par la guerre va fonder une famille, transmettre ses valeurs à son petit-fils qui retournera sur ses traces et découvrira des secrets dont il n’avait pas idée, notamment à travers les peintures qui lui ont survécu, voilà ce que raconte Stefan Hertmans dans Guerre et Térébenthine, une histoire forte traversée par des sentiments douloureux, de beaux portraits de femmes dont j’aurais dû vous parler, des tableaux célèbres... Un superbe hommage à un grand-père aimé mais méconnu, aimé et reconnu.

  • A néant

    david malouf,l'infinie patience des oiseaux,roman,littérature anglaise,australie,nature,guerre 14-18,culture« Qu’est-ce qui peut tenir, se demanda-t-il, qu’est-ce qui pourra jamais tenir face à ça ? Un flanc de colline labouré avec ses mottes de terre luisantes après le passage du soc ? Un œil affûté pour saisir la différence, infime mais réelle, entre deux espèces de roitelets, laquelle rendait compte d’une histoire entière de vies divergentes ? Valait-il la peine de se le rappeler au milieu de tout ça ? Non, il ne le pensait plus. Rien ne comptait. Le pouvoir de désintégration de cette cruauté de forme métallique lorsqu’elle se précipitait sur vous, vous soulevait dans les airs, vous rabattait au sol comme un sac de grain, vous dispersait telle une pluie sanglante ou vous ouvrait à sa propre infinie noirceur – rien ne tenait à ça. Ca réduisait tout à néant. C’était tout. »

    David Malouf, L’infinie patience des oiseaux

  • Envols et retombées

    Quel bonheur de découvrir chez David Malouf, romancier australien (né en 1934) jamais lu jusqu’à présent, une écriture sobre et une grande sensibilité dans la manière de montrer le monde. L’infinie patience des oiseaux (Fly away Peter, 1982) n’a été traduit en français (de l’anglais (Australie) par Nadine Gassie) qu’en 2018. Deux cents pages de fine observation des oiseaux et de la paix, dans les premiers chapitres lumineux, puis des hommes, des oiseaux et de la guerre.

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    « Toute la matinée, loin là-bas sur sa gauche où la lumière des marais finissait et les terres agricoles commençaient, une forme disgracieuse s’était élevée hors d’un pré invisible et avait décrit de lents circuits dans l’air, grimpant, piquant, ballottant un peu, puis disparaissant sous les arbres. » Avec les yeux et les jumelles de Jim Saddler, nous observons « une vaste population d’oiseaux aquatiques » au-dessus des marécages non loin du Pacifique.

    Tous ces oiseaux qui vont et viennent d’une partie de la terre à l’autre le fascinent, il connaît leur nom, leurs comportements, et quand Ashley Crowther, 23 ans, rencontre Jim, 20 ans, sur les terres héritées de son père où il est revenu après ses études à Cambridge puis en Allemagne (« pour y étudier la musique »), en 1914, son tempérament d’esthète est immédiatement séduit par la manière dont Jim lui fait écouter le chant d’un oiseau puis lui parle de l’oiseau-dollar« Rolle oriental, précisa Jim. Il vient des Moluques. »

    Ashley, même quand il regarde, n’a « aucun nom à mettre sur les choses ». Il apprécie ceux qui savent le faire, tout comme il accueille son ami Bert, passionné d’aviation, qui fait voler son « zinc » dans la région. Enchanté des connaissances de Jim, il lui offre de l’employer à répertorier les espèces d’oiseaux sur ses terres, dont il veut faire « un sanctuaire » plutôt que de les domestiquer à la manière anglaise. Jim est ravi, malgré la mauvaise humeur de sa brute de père quand il l’apprend.

    « Si Ashley avait découvert Jim, ce fut Jim qui découvrit Miss Harcourt. Miss Imogen Harcourt. » Jim observe un échassier sur un pan de berge, « l’un de ces petits chevaliers sylvains qui apparaissent chaque été et viennent, pour la plupart d’entre eux, du nord de l’Asie ou de la Scandinavie », et aperçoit soudain dans l’axe de ses jumelles un visage sous une capeline : une femme a dans le viseur de sa boîte noire le même échassier que celui qu’il vient d’observer. Dans la cinquantaine, toujours équipée de son tripode, la photographe passe pour un peu folle.

    Miss Harcourt l’accueille sans chichis dans sa maisonnette en aval de la rivière quand il vient se présenter et lui propose une tasse de thé. Elle sait qui il est : l’homme aux oiseaux qui dresse des listes précises pour Ashley Crowther. « Elle était indépendante, mais pas bizarre. » Dans sa chambre noire, il découvre le chevalier « avec une netteté parfaite sur un arrière-plan flou de terre et de touffes d’herbe » : « Parfait, souffla-t-il. – Oui, dit-elle. J’en ai été contente aussi. »

    Jim et Ashley s’entendent dans l’observation silencieuse des oiseaux. « Nul ne parlait. C’était curieux, cette façon qu’avait le lieu de s’imposer à eux et de les subjuguer. Même Ashley Crowther, qui préférait la musique, était ici silencieux et posé. Il demeurait assis sans bouger, sous le charme. Et peut-être, songeait Jim, que c’est aussi de la musique, cette sorte de silence. »

    « La guerre finit par arriver, à la mi-août, mais discrètement, l’écho d’un coup de feu tiré des mois en arrière qui avait pris tout ce temps pour faire le tour du monde et les atteindre. » Jim n’en revient pas de l’effervescence qui s’empare des gens autour de lui, de l’enthousiasme des jeunes hommes à s’engager. A l’époque des grandes migrations, derniers jours d’août et premiers de septembre, il observe et note les nouvelles arrivées des « réfugiés », comme les appelle Imogen Harcourt : hirondelles des arbres, pluviers à face noire, bécasseaux maubèches

    Jim finira par s’engager comme soldat, lui aussi, avant qu’Ashley, entretemps marié et devenu père, parte à son tour en Europe comme officier. « Le monde dans lequel Jim se retrouva ne ressemblait à rien qu’il eût jamais connu ou imaginé. C’était comme si dans son sommeil il avait pris un mauvais tournant, était arrivé du côté obscur de sa tête et y était resté coincé. »

    D’autres « gars parfaitement ordinaires comme lui » sont impliqués. Il aime écouter leurs histoires – « et agissant comme une sorte de réconfort intime pour lui seul, il y avait la présence des oiseaux, qui permettait à Jim d’établir dans sa tête une autre carte, où les deux parties de sa vie, ici et là-bas, étaient reliées, et de retrouver par moments son chemin vers un cycle naturel des choses que les oiseaux continuaient, eux, à suivre sans perturbation. »

    A l’approche de la ligne de front, tout empire. Les caillebotis sous eau dans les tranchées, l’humidité, l’odeur, les cadavres, les heures d’attente sur les banquettes de tir, les rats et finalement les explosions qui tuent l’un, épargnent l’autre, tout devient monstrueux. L’infinie patience des oiseaux commence dans l’éblouissement et se termine à l’opposé, avec les choses terribles de la guerre que David Malouf rend avec simplicité, de plus en plus rarement interrompues par le chant d’un rossignol.

  • Carré dans un carré

    Quelques belles sculptures jalonnent l’exposition « Berlin 1912-1932 », d’Ernst Barlach et Rudolf Belling, entre autres. Non loin de peintures signées Malevitch, j’ai beaucoup aimé Carré dans un carré d’Alexandre Rodtchenko (1891-1956). Cette œuvre du constructiviste russe a été exposée à Berlin en 1922, à la Première exposition d’art russe de la Galerie von Diemen.

    Berlin 1912 1932 (5).jpg
    Alexandre Rodtchenko, Construction spatiale suspendue n° 11 / carré dans un carré, 1920-1921, prêt de la Galerie Gmurzynska.

    Le cartel précise qu’il s’agit d’une reconstitution par Alexandre Lavrentiev, son petit-fils, d’après des photographies originales, des dessins et des documents issus des archives Rodtchenko (1993). Il a par ailleurs consacré plusieurs ouvrages à son grand-père également photographe.

    Ce n’est qu’en le cadrant pour le photographier que j’ai vu bouger Carré dans un carré au moindre souffle d’air, et en même temps son ombre sur le mur – une œuvre vraiment aérienne.

    Berlin 1912-1932, Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles
    > 27 janvier 2019